Critiques de (FA-FU) (Julia Sørensen) et de Love stories (Vincent Kappeler) par Cédric Pignat, parues dans La cinquième saison No. 5

Fumantes facéties

Les livres les plus précieux seraient-ils ceux qu’on ne lit pas de A à Z, dans lesquels on pioche et picore ? Qu’on pense aux œuvres denses – en vrac : Huysmans, Céline, Wiesel ou Valéry, San-Antonio, Cherpillod, Mallarmé, Mauvignier –, à l’inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française d’un Dantzig qui ne pissait pas encore copie ou à la collection des Dictionnaires amoureux – des papes à Proust, du vin, des faits divers aux… dictionnaires −, et qu’on pique le F, le FA, le FU du dernier ouvrage de Julia Sørensen : de fabriquer à fuyant, en passant par facettes, féeriqueou frotter, septante-cinq définitions revisitées en à peu près autant de pages enthousiasmantes.

Et le lecteur, sans pouvoir fermer − « S’encoquiller. Regard au sol, imperméable. Tenir le reste à distance. Au pied de la muraille, par absence de mots brandir une autre arme. Faire taire la chorale chanteur par chanteur, entrer dans une transe éliminatoire et se prendre pour la cerise sur le gâteau. Toujours les jeux vidéo. Passer à la télévision et dans tous les cerveaux » − le flacon − « Ivresse savourée, peu importe. Envolée lyrique, illumination. Levée d’inhibition et de prohibition. Arroser un repas, un événement, une rencontre, une nouvelle. Refaçonner le monde et le reste, prendre des notes pour s’en souvenir le lendemain » −, le lecteur de flâner – « Au bon gré, se laisser porter. Traîner le pas alourdi d’un nuage cotonneux assez doux. Buter contre un bord de mer ou le pied d’une montagne, ne pas s’asseoir, rebrousser chemin et décor. Trouver sans chercher des issues dans les voies. Penser ailleurs, laisser agir. Infuser. Perfuser, s’emplir les veines et les caves, faire des réserves pour l’hiver ou la guerre » − sur les pas de l’auteure qui libellule autant qu’elle papillonne, grave, légère ou terrible au gré des synapses et des idées qui tombent, qu’on talonne comme on errait enfant dans l’arbitraire d’un imagier, comme on lisait, mi-séduit, mi-timide, son premier Larousse.

Iconoclasme en plus, constance en moins – gloire à femme, foudre et fictif, fi des déceptions de fille et de fantôme, de l’impuissance de frissonner ! −, la proposition de Sørensen se parcourt avec jubilation. Mis en bouche, on déplore forcément quelques absents − fable, farce ou farine, fibule, foire ou fruit − qui confirment une réussite dont la liberté follement évocatrice clame l’opulence des mots et le privilège de la contrainte.

Et tout est là : la contrainte et les mots, l’auteure en joue volontiers, artiste qui palpe et modèle, qui collecte, fragmente et photographie, dont les expositions ne s’éloignent guère des phrases (les réponses automatiques de Semaine d’absence) et dont les textes s’éprennent des matières (Sans un je). De retour aux plaisirs lexicophiles effleurés dans Segments de plomberie aléatoire (Héros-limite, 2005), elle livre ici un opuscule qui se distingue aussi par une facture belle et sobre à quoi elle n’est pas étrangère, éditrice au sein d’une maison qui décidément – quitte à titiller − gâte le chaland. Original en diable, joliment poétique et d’une étonnante exigence, (FA-FU) est de ces livres qui s’offrent et se gardent avec la même gourmandise.

Retour en Sibérie

Pas d’Ali MacGraw ni de Ryan O’Neal dans les Love stories du singulier Vincent Kappeler, mais Jeanne, Armand, Mathilde et Mischka, quelques autres qui traînent et trébuchent dans un chassé-croisé rouge et noir ; point de larmes à la fin mais une jolie tristesse, un malaise latent qui semble opérer un tournant dans l’œuvre du Vaudois : désormais, les étreintes sont stériles et les cadavres ne bougent plus.

C’est qu’on meurt beaucoup chez Kappeler, d’un saut peut-être héroïque dans le vide, sous la pierre de qui tue pour distraire sa conscience, d’usure, de vieillesse ou du cœur ; c’est qu’on aime, aussi, trop, mal ou trop tard, à contretemps, pour se méprendre, pour partir et se bouter le feu ; et cette roulette, ma foi, n’est pas sans charme. Il faut le lire, le veuf qui baise des inconnues avant de s’échiner sur le vélo de la morte, qui tente de noyer son drame dans ceux des goulags. Il faut les suivre, ces destins qui s’attirent et se prolongent comme le faisaient les nouvelles étranges et redondantes de Loin à vol d’oiseau (2015). Si l’on se cherche, si l’on se mêle, c’est pour se rater et se blesser quand même, pour se retrouver dix ans plus tard et recommencer ; et lorsque l’un se demande : « L’homme sous lequel le sol se dérobe regarde-t-il le ciel ? », une autre soupire : « J’aimerais pouvoir contempler le ciel sans me mouiller les pieds ».

Avec la désinvolture qui grevait Les jambes d’abord sont lourdes (2017), sans éclat ni fioritures – l’esprit fantasque ne devrait-il pourtant pas faire la fête aux mots ? −, Kappeler touche comme à son corps défendant : « La vie est nulle. On marche sur des fourmis sans le vouloir et on boit de l’eau qui sort de tuyaux probablement dégueulasses. (…) Les habits que l’on aime bien deviennent trop petits ou s’usent. Manger une pomme ne fait pas venir la nuit. » Personnages veules et maladroits, poissards, toujours prompts à perdre leur peine dans un sursaut, les Anaïs, les Laura, les Julien, ces amoureux empruntés : « Nous faisions l’amour les lèvres pincées en nous regardant droit dans les yeux. Nous nous efforcions d’être comme tout le monde. Je ne détournais le regard que pour jouir, par honte ou par réflexe, je ne sais plus très bien. Je ne sais plus non plus par quel miracle ce frotti-frotta m’amenait à destination » − et d’autres amants de sourire, chacun dans son coin du lit.

Bon sang, bien sûr, ne saurait mentir : si l’on reste loin des accouchements lithiques et des décapités qui gambadaient dans ses premiers écrits, Love stories contient son lot d’extravagances qui rappellent Richard Brautigan ou Marie-Jeanne Urech : une étudiante en psychologie passionnée de malheur, un homme qui sans cesse appelle sa mère, morte ou vive, et son épouse enfant du viol qui fantasme à son tour, ou encore la constipation d’un rongeur et les récalcitrances d’une housse de duvet ; cependant le lecteur ne s’y trompe plus : fêlés, les personnages le sont au sens de Fitzgerald (« Toute vie est bien entendu un processus de démolition ») : ils vont mal, et lorsqu’ils rentrent avec l’espoir de guérir, c’est sans surprise que la boucle se referme : « Salut Chérie, c’est moi. – Très bien, je vais me coucher. »

Texte d’une envergure bondissante, multipliant les ellipses et les points de vue, Love stories frustre son lecteur qui n’y trouvera qu’une petite heure. Le fourmillement des rôles, le jeu des chronologies, la toile de fond historique et le ton qui baisse, encore, laissent toutefois penser la partie remise.

Julia Sørensen, (FA-FU), art&fiction, 2018, 84 p.

Vincent Kappeler, Love stories, L’Âge d’Homme, 2018, 75 p.

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