Le beau monde (Laure Mi Hyun Croset)

Critique de Julien Sansonnens, parue dans La cinquième saison No 5. 

Les invités attendent dans l’église, le personnel prépare le salle de banquet, le futur marié s’impatiente devant l’autel, or il faut s’y résoudre, Louise n’est pas là. Louise ne viendra pas.

C’est par cette absence remarquable que débute Le beau monde, premier roman de l’écrivain Laure Mi Hyun Croset, dont l’intrigue prend place au sein de la grande bourgeoise lyonnaise : cinq cents convives, petits fours et mousseux millésimé, le décor est planté. Et tandis que la promise se fait attendre, bruissent les premières rumeurs : sait-on qui est vraiment Louise?

Si l’incipit annonce un ouvrage séduisant, c’est de regrets dont il est question en tournant la dernière page, du sentiment que la Genevoise s’était donné de belles cartes dont elle n’a su tirer le meilleur. Un premier écueil concerne le niveau de sens : le récit doit-il être lu au premier ou au second degré ? Ainsi lorsque l’auteur (qu’on nous pardonne de ne pas parler d’auteure, ou pire encore d’autrice, tout aussi fautives) nomme le fiancé « Charles-Constant Cotton du Puy-Montbrun », s’agit-il d’une caricature, légitime dès lors qu’elle doit induire le rire, ou d’une description d’un milieu particulier ? Dans le premier cas, Le beau monde s’inscrirait dans la riche tradition de la comédie à la française, dont l’un des ressorts comiques fonctionne sur le quiproquo produit par la distance sociale (au cinéma, on pense à Bienvenue chez les Ch’tis, aux Visiteurs ; en littérature, par exemple à Molière), tandis que le choix opposé témoignerait d’une démarche plus critique et analytique qui, en l’espèce, n’éviterait pas le cliché. Visiblement, l’auteur n’a pas voulu trancher : sans doute a-t-elle même souhaité jouer sur les deux tableaux, estimant à tort que le livre s’en trouverait enrichi.

Louise n’étant pas là, le personnage se dessine – bonne idée – à travers les points de vue personnels des invités. Apparaît ici une deuxième faiblesse du roman, relevant moins du fond que du savoir-faire : l’articulation des portraits dépeignant Louise apparaît bien mécanique, la structure rigide et prévisible, chaque protagoniste étant convié successivement à évoquer « sa » Louise (pour le dire vite, celle avec qui il a couché) devant une assemblée tantôt indifférente, tantôt fascinée. Si les représentations de l’absente sont heureusement diversifiées, voire contradictoires, elles manquent de liant, finissant par assembler une sorte de patchwork dont émerge difficilement une personnalité. De fait, on peine à s’attacher à cette Louise de bric et de broc, empilement de traits de caractère et d’anecdotes qui n’émeuvent ni ne touchent. A vrai dire, on renâcle à l’aimer ou la détester, inclinaisons seulement remplacées par une indifférence polie, prémisse hélas à l’ennui.

Qui est vraiment Louise ? Si les invités au mariage sont amenés à se poser la question, le lecteur l’est aussi, mais sous un angle différent, celui du rapport qu’entretient la romancière à son personnage. S’agit-il d’une projection ? D’un fantasme ? De Laure Mi Hyun Croset soi-même, ou telle qu’elle se voudrait être ? Etrange sentiment que cet « excès d’auteur » ressenti à la fois au travers des lignes et en dehors de celles-ci ! Dans le livre, via le personnage d’une Louise peinant à respirer sous la main trop présente de sa créatrice. Sur le livre, où cette dernière figure en portrait serré, occupant la totalité de la quatrième de couverture. Hors le livre enfin, où les choses ont également été vues en grand. Le raffinement du dispositif promotionnel est ici particulièrement élaboré : la lecture d’une série d’interviews fait ressortir un storytelling habile, construit autour du schéma classique du conte de fées. L’écrivain Jean-Christophe Grangé tient un rôle particulier dans ce récit : rencontré à la soirée des auteurs du Livre sur les quais, alors que la romancière « avait un peu bu », l’auteur des Rivières pourpres, « très vite » séduit par un manuscrit glissé à cette occasion, introduira la Genevoise chez Albin Michel… la suite est connue. Et puisqu’on évoque Albin Michel et les contes de fées, qu’on nous permette de penser que l’accueil très favorable qu’a réservé la critique romande à cet ouvrage renseigne sur la fascination continuant d’opérer lorsqu’un auteur du cru publie en France. A l’évidence, le mythe de la « petite Suissesse montée à Paris » pour y rencontrer le succès, variante de « l’homme parti de rien », continue de fasciner : le schéma est certes usé jusqu’à la corde et la réalité moins rose qu’il n’y paraît, on continue de feindre d’y croire (c’est à regretter que l’auteur ne soit pas gruyérienne ou jurassienne, provenances jugées plus modestes et qui auraient encore potentialisé le dispositif).

Malgré ces quelques faiblesses, ce beau monde est un roman divertissant – ce n’est pas honteux – qui a légitimement trouvé son public. Le suspense, l’un des points forts du livre, fonctionne bien, l’auteur tenant avec intelligence son intrigue jusqu’à la pirouette finale. L’écriture est soignée, le style convenu mais agréable, l’usage çà et là de l’imparfait du subjonctif ajoutant une note de préciosité à l’ensemble, en accord avec l’ambiance peinte par l’auteur. A propos de style, on regrettera encore l’abus du name dropping, figure contemporaine qui ne trompe plus grand-monde et consistant à s’accaparer partie du prestige d’une personnalité en en citant le patronyme. En la matière – c’est particulièrement le cas en première partie de roman – Laure Mi Hyun Croset a eu la main lourde : Emmanuelle Béart, Ronsard, Du Bellay, Villon, Montaigne, Goya, Raphaël, Molière, Truffaut, Vaclav Havel, John Rawls, John Stuart Mill, Max Weber, Schopenhauer, Nietzsche, Derrida, Wittgenstein, Hume, Kant, Flaubert, Tarkovski, Oblomov, Michel-Ange, Samuel Beckett, Agota Kristof, Orwell… et nous n’en sommes, à ce stade, qu’au tiers du roman.

En conclusion, Le beau monde laisse un sentiment mitigé, et l’on peut craindre qu’il apparaisse à la fois trop long entre les mains et trop court en bouche, à l’image de ces champagnes d’hypermarchés dont la saveur explose au palais avant de se dissiper tout aussi brusquement. Charmant et un brin prétentieux, il peine à tenir les promesses annoncées en quatrième de couverture (un « jeu de massacre », « cinglant et insolent »), tout en offrant quelques jaillissements farceurs et ingénieux.

Laure Mi Hyun Croset, Le beau monde, Albin Michel, 2018, 208 p.

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